jeudi 6 mai 2010

Quand le foot rend fou

Le nouveau président de la Fédération tunisienne de Football (FTF), Ali Hafsi, devra faire face au regain de violence dans les stades. Un phénomène qui ne cesse de tourmenter le monde du ballon rond depuis le match EST-CSHL, le 8 avril à Tunis.

Jeudi 8 avril, stade olympique d’El-Menzah, à Tunis. L’Espérance sportive de Tunis (EST), leader du championnat de football, affronte le Club sportif de Hammam-Lif (CSHL). Peu avant la mi-temps, le club de la capitale est mené contre toute attente 0-3. Un adolescent visiblement excédé, revêtu du maillot de l’EST, fait alors irruption sur le terrain. Intercepté par les forces de l’ordre, il est conduit manu militari sous les gradins. « Quelques minutes plus tard, raconte un supporteur espérantiste, la rumeur a couru dans le public qu’il avait été passé à tabac. Devinez la suite. » Il n’en fallait pas plus en effet pour que les aficionados de l’EST laissent éclater leur colère. Jets de pierres en direction des policiers, qui ripostent en prenant d’assaut le « virage » sud, fief des « ultras » de l’EST, avant que les débordements ne s’étendent aux autres gradins et jusqu’à la tribune. « C’est la première fois de ma vie que je vois ça, a déclaré Gérard Bucher, l’ancien attaquant de Nice et actuel coach du CSHL, à l’issue du match, qui s’est finalement soldé par un nul (3-3). La première chose qu’on doit apprendre dans le sport, c’est accepter de perdre. Ici, on ne sait pas perdre ; quand on perd, on casse tout, il faut tricher. Ce n’est pas bien. »

Bilan de ce que d’aucuns appellent désormais le « jeudi noir » du football tunisien : plusieurs dizaines de blessés des deux côtés, plus de deux cents jeunes interpellés, dont la plupart mineurs, relâchés par la suite contre l’engagement pris par leurs parents de veiller à leur bonne conduite, et des dégâts matériels considérables, entraînant la fermeture du stade d’El-Menzah pour plusieurs semaines. L’enquête judiciaire ouverte aussitôt a permis l’inculpation d’une trentaine de jeunes supporteurs de l’EST, dont cinq pour violences phy­siques sur agent de l’État, les autres pour violences verbales et vandalisme. Une vingtaine d’autres, qui ont atteint l’âge de la conscription, ont été envoyés dans les casernes.

« Hooliganisme », « chaos », « tsunami », « apocalypse », « Far West »… La presse nationale ne mâche pas ses mots pour décrire et dénoncer les incidents. L’affaire prend dès lors une dimension politique. À l’occasion de sa réunion hebdomadaire, présidée par le président Zine el-Abidine Ben Ali, le bureau politique du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, au pouvoir) condamne ces actes de « vandalisme » et appelle à faire face à la violence dans les stades avec « davantage de rigueur et de fermeté ». Devant la Chambre des députés, Samir Labidi, ministre des Sports, annonce que le gouvernement s’apprête à adopter une série de mesures législatives destinées à éradiquer ce phénomène.

Un staff irresponsable

Ces derniers mois, les flambées de violence dans les stades sont devenues monnaie courante, entraînant la multiplication de matchs disputés à huis clos. À qui la faute ? Selon des statistiques encore confidentielles consultées par Jeune Afrique, les autorités ont recensé, durant la saison 2008-2009, 793 cas d’« actes non sportifs » (violences physiques et verbales, jets de projectiles), dont la moitié sont attribués aux joueurs et à l’encadrement. Les supporteurs ne sont en cause qu’une fois sur huit. Dans le cas du « jeudi noir », les « hooligans » ne sont pas les seuls à être montrés du doigt. Les dirigeants de l’EST sont officiellement accusés d’« avoir failli à leur mission d’encadrement du public ». Le président du club, Hamdi Meddeb, l’entraîneur, Faouzi Benzarti, et le président de la section de l’équipe professionnelle de football, Riyadh Bennour, se retrouvent sur la sellette. De l’avis général, c’est le très impulsif Benzarti qui a, le premier, donné le mauvais exemple. Quand le CSHL a inscrit le troisième but, à la 38e minute de jeu, il a piqué un sprint vers l’arbitre et exigé qu’il siffle un hors-jeu. Cette intimidation – que, curieusement, l’arbitre et son adjoint commettront l’erreur de ne pas signaler dans le rapport du match – a eu pour effet d’exciter davantage le « virage sud ». « L’intervention de Benzarti, estime un supporteur, équivalait pour nous à un feu vert. »

Hamdi Meddeb se voit quant à lui reprocher de n’avoir pas sanctionné son entraîneur. Il n’a pas non plus réussi à apaiser les tensions entre forces de l’ordre et supporteurs, malgré les sollicitations répétées des policiers pour qu’il intervienne. Il a aussi attendu une semaine avant de dénoncer « toute forme de violence » et d’appeler les supporteurs de l’EST « à respecter les installations sportives […] et tous les protagonistes des rencontres sportives ». Le « tombeur » du charismatique Slim Chiboub en 2007 dirige une entreprise leader dans les produits de grande consommation (produits laitiers). En 2008-2009, il a versé au club 1,4 million de dinars sous forme de don et signé un contrat publicitaire de 1,25 million de dinars avec le groupe Stial, soit au total 2,65 millions de dinars, ce qui représente environ le quart du budget annuel du club (11,7 millions de dinars). Mais business et sport ne font pas toujours bon ménage. « Meddeb n’a pas réussi à préserver ce sport, commente un fan de l’Espérance. Il contribue certes au financement du club, mais il en retire des avantages énormes en termes de marketing. En plus, il ne cesse de menacer de démissionner si nous discutons ses décisions. Sa politique a été mise en échec le 8 avril. Il est temps qu’il en tire les conséquences. » Exemple de cette confusion des genres : parce que la chaîne de télévision privée Hannibal a commenté librement, dans la très populaire émission Belmakchouf (« en toute franchise »), l’affaire du « jeudi noir », Meddeb a ordonné à son staff de boycotter la chaîne et annoncé que son entreprise lui fermerait le robinet de la publicité.

Table ronde nationale

À la suite d’un rapport présenté par une commission ad hoc mise sur pied l’an dernier à la demande de Ben Ali, le gouvernement s’apprête à prendre des mesures pour lutter contre les comportements antisportifs : interdire de stade les fauteurs de trouble, sanctionner l’usage de fumigènes ou de feu d’artifice, bannir les slogans contenant des « violences verbales » et punir sévèrement toute contestation des décisions de l’arbitre. Le ministère des Sports envisage aussi de « responsabiliser » davantage les présidents des clubs de première division, qui ont signé avec lui l’an dernier une « charte de l’esprit sportif ». Mais, comme cet engagement n’a pas été suivi d’effet, ils devront désormais signer un contrat à objectifs avec le ministère de tutelle, portant notamment sur la formation et le comportement civique. Les subventions traditionnelles de l’État leur seront versées en fonction des résultats qu’ils obtiendront.

Reste que la plupart des mesures envisagées existent déjà sous une forme ou sous une autre et n’ont pas à elles seules réussi à réduire les violences, quand elles ne les ont pas accentuées par une utilisation tatillonne. Adopter des sanctions pour les appliquer avec plus de fermeté – sans dialogue avec les supporteurs concernés – risque d’aboutir à vider les stades, voire à exacerber les passions. Une table ronde nationale, à laquelle seraient associés les authentiques supporteurs, paraît aujourd’hui indispensable.

Jeune Afrique

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